Source : d’après Alexis Moreau site Bastamag! .net
La conscience collective a créé des structures qui nous gouvernent et qui nous échappent.
Quel est le point commun entre le Vatican, le géant français Total et la métropole de Renne ? Tous ont fait appel au cabinet KPMG pour expertiser leurs comptes ou réformer leurs méthodes de gestion.
KPMG, Ernst & Young, Deloitte et PwC sont les quatre principaux géants de l’audit.
Méconnus du grand public, ces « Big Four » (Quatre Gros) conseillent gouvernements et multinationales, font la loi dans les paradis fiscaux et tissent leur toile dans les instances internationales. Leur chiffre d’affaires : 90 milliards d’euros. Ces multinationales au pouvoir grandissant, valident les comptes des entreprises, tout en les aidant à développer une « optimisation fiscale agressive ».
Ce sont les juristes de ces quatre géants de l’audit – au surnom de « Big Four» (Quatre Gros) – qui ont rédigé les accords permettant aux multinationales d’esquiver le fisc via le Luxembourg. Bilan, plusieurs milliards d’euros « économisés » par les multinationales, aux dépens des contribuables. Des pratiques qui n’étonnent pas les professionnels.
« En France, les grandes fortunes négocient directement leur niveau d’imposition avec le fisc, C’est la même chose au Luxembourg, sauf que ce sont les multinationales qui négocient ! »
Les multinationales sont toutes clientes d’un Big Four, dans lequel travaillent des centaines de juristes. Elles disent à ces avocats : « Trouvez-moi un moyen de diminuer mon TEI (taux effectif d’imposition). »
« Les avocats rédigent un mémo, pour construire le meilleur montage possible. On joue avec les failles et les avantages offerts par les systèmes fiscaux de la planète. » Dit Damien un juriste qui a travaillé chez un de ces géants de l’audit.
Des conseils fiscaux vendus à prix d’or
Combien coûtent ces mémos d’optimisation ? Leurs tarifs atteignent des sommets.
« Ils sont négociés avec le client, en fonction du temps passé, détaille Damien. En moyenne, un associé d’un gros cabinet facture 600 euros de l’heure ; il travaille avec un ou plusieurs managers, qui facturent 350 euros »
A l’arrivée, le coût des précieux documents peut dépasser 100 000 euros. En un an, le conseil fiscal rapporte à PwC la bagatelle de 6,4 milliards d’euros !
Audit financier et conseil fiscal, le dangereux mélange des genres
L’optimisation fiscale n’est pourtant pas la mission première des géants de l’audit. Leur rôle, comme leur nom l’indique, est d’«auditer» les multinationales. A eux quatre, les Big Four épluchent les comptes annuels des 500 plus grosses entreprises de la planète, pour garantir qu’ils ne comportent aucune irrégularité (expertise comptable). Cette double casquette pose la question : d’un côté, elles ont un rôle de « gendarmes » chargés de contrôler les entreprises, de l’autre, elles encouragent ces dernières à flirter avec l’illégalité…
Des géants qui font les lois (au sens propre) dans les paradis fiscaux
À force de fréquenter les paradis fiscaux, les géants de l’audit ont fini par s’y sentir comme chez eux.
Le journaliste britannique Nicholas Shaxson raconte comment ils font la pluie et le beau temps dans l’île de Jersey.
Les législateurs de ce charmant territoire se contentent souvent de transcrire dans la loi des projets livrés clé en main.
« Je vais être honnête, je ne comprends pas les détails, mais je crois les avocats et les banquiers quand ils assurent que c’est nécessaire », avoue un élu avec candeur !!! (1)
Pressions et lobbying
Le Luxembourg est un cas extrême. Dans l’Union européenne, les Big Four exercent une influence plus souterraine. Objectif : freiner toute législation gênant les multinationales. Ils siègent en bonne place dans divers groupes d’experts. En avril 2013, quand la Commission européenne lance une « plateforme de réflexion » pour lutter contre « l’optimisation fiscale agressive », qui retrouve-t-on parmi les participants ? PwC, épinglé 18 mois plus tard dans le « Luxembourg Leaks » !
Gérer les États comme des entreprises
Là ça devient grave !
Les Big Four ne se contentent pas de jouer les experts auprès des entreprises et de l’Union européenne. Depuis 30 ans, ils ont diversifié leur clientèle, démarchant États et collectivités. Leur essor s’inscrit dans le tournant néolibéral des années 1980. Leur philosophie est simple : les États doivent être gérés comme des entreprises, avec l’« optimisation » des coûts comme objectif.
L’État français fait régulièrement appel aux Big Four. Lors du lancement de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2007, vaste réforme de l’État visant à tailler dans les dépenses publiques, le gouvernement a mandaté plusieurs firmes, parmi lesquelles Ernst & Young.
Coût de l’opération – payée par le contribuable : 111 millions d’euros ! Alors que c’était le travail des fonctionnaires de Bercy !!!
Les collectivités locales font également appel à ces géants de l’audit. En France, KPMG conseille 6000 agglomérations, départements et régions pour pallier à l’incompétence des élus !
« Pour un service public plus simple, plus efficient, plus responsable – en un mot : plus durable, KPMG accompagne les acteurs publics », proclame la firme.
Joli morceau de langue de bois. Un auditeur chevronné travaillant pour un des Big Four explique, de manière plus crue :
« De plus en plus de collectivités viennent nous trouver, parce qu’elles ne peuvent plus assumer toutes leurs missions en raison de la baisse continue des dotations de l’État. Notre rôle est de leur dire : « Il va falloir vous amputer d’un membre, nous allons vous expliquer s’il faut sacrifier un bras ou une jambe. » Après un audit complet du budget de la collectivité, nous proposons l’abandon de certaines missions ou l’externalisation de certains services (informatique, nettoyage, etc.) C’est ça ou la banqueroute. »
Quand KPMG entre au Vatican
La multiplication des « réformes structurelles » libérales dans les pays du Sud, sous l’impulsion du FMI ou de la Banque mondiale, a ouvert un marché prometteur aux Big Four. Les pays africains, notamment, mandatent les géants de l’audit pour les conseiller lors de la privatisation de leurs secteurs publics. La Côte d’Ivoire, pourtant l’un des pays les plus pauvres du monde, aurait ainsi déboursé 800 000 euros pour s’offrir les services de PwC, dans le cadre de la privatisation de cinq banques publiques. Au cours de l’appel d’offres, son concurrent KPMG n’aurait pas hésité à réclamer 2 millions d’euros…
À force de démarcher les États de la planète, les Big Four s’entichent de clients improbables. Qui aurait pu penser que le Pape s’adresserait un jour à KPMG pour mettre de l’ordre dans les comptes du Vatican ? François Ier espère ainsi tourner la page des scandales financiers successifs qui ont marqué le Saint-Siège. La mission de KPMG sera « d’améliorer la transparence » de la comptabilité du Vatican.
Il est vrai qu’en matière de transparence fiscale, les Big Four ne manquent pas de savoir-faire…
(1) En 1995, les cabinets d’audit réussissent à faire voter dans l’île un statut juridique sur mesure pour eux, le « limited partnership » (ou partenariat à responsabilité limitée). Un statut qui cumule les avantages de la faible transparence, de la fiscalité réduite et de la limitation de responsabilité en cas de faillite. L’idée est de menacer ensuite le Royaume-Uni de s’exiler à Jersey si les Britanniques ne votent pas un texte identique. Opération réussie : un matin, les législateurs de Jersey trouvent le projet de loi sur leur bureau, une campagne de lobbying pousse les plus hostiles à céder. Le sénateur récalcitrant Stuart Syvret découvre qu’un de ses collègues, fervent défenseur du projet de loi, travaille pour le cabinet juridique qui a coécrit le texte avec PwC… Une fois la loi votée à Jersey puis à Londres, les géants de l’audit adoptent ce statut de « limited partnership ».
Plus près de nous, le cas luxembourgeois est éclairant. La proximité entre les géants de l’audit et le gouvernement saute aux yeux. Un député aurait avoué que le Parti Démocratique (PD, libéral) a rédigé son programme électoral avec l’aide active des Big Four. Avec un mot d’ordre simple : rendre la fiscalité encore plus attractive pour les entreprises.
Mais il y a mieux. En 2013, Alain Kinsch, patron d’Ernst & Young Luxembourg, a failli devenir… ministre des Finances. À défaut d’obtenir le portefeuille, Kinsch a participé à l’élaboration du programme de la coalition au pouvoir. Une consanguinité qui ne choque même plus, dans un pays où le secteur financier pèse 30% du PIB.